En février 2005, je réalisais une série de reportages sur la
situation en Ituri, région située à l’extrême nord-est de la République
démocratique du Congo. Neuf casques bleus bangladeshis avaient été
sauvagement assassinés par des miliciens alors qu’ils étaient en
patrouille. Ils étaient tombés dans une embuscade et n’avaient aucune
chance de s’en sortir. Le reste de leur contingent était sous le choc,
désemparé face à autant de barbarie. Ils étaient devenus des cibles dans
un conflit auquel ils ne comprenaient rien, à plus de 20 000 kilomètres
de chez eux.
Une nuit, l’escorte du chef de la division Est, de ce qui était alors
encore la Monuc, était venu me chercher à mon hôtel. J’allais pouvoir
l’interviewer avant son départ. La piste était sombre, je regardais les
ombres défiler. Bien avant de la voir, j’ai entendue ses cris, de
véritables hurlements. Une jeune fille quasi-nue était trainée par terre
par une vieille femme. Des hommes à moto l’entouraient. Je demandais au
jeune officier pakistanais qui conduisait de s’arrêter un instant. Je
baissais ma vitre, elle hurlait et pleurait. Je n’arrivais pas à
comprendre ce qu’elle disait. Je suis sortie du véhicule. Les casques
bleus qui nous escortaient se sont immédiatement déployés et deux
d’entre eux m’ont remis de force dans le véhicule. « On ne peut pas
intervenir », s’est contenté de dire l’officier pakistanais, avant de
reprendre sa route. Je n’ai pas compris l’attitude des casques bleus
cette nuit-là. Je pourrais raconter une dizaine d’anecdotes plus graves
encore. Mais c’est la première fois que, nouvelle venue sur le terrain,
je m’interrogeais sur les limites du mandat de cette mission de l’ONU.
Responsable de tous les maux
Tous les acteurs et observateurs, journalistes, politiques,
diplomates, humanitaires, groupes armés, civils et même ceux qui y
travaillent, critiquent la Monusco, son mandat, ses lourdeurs
administratives, ses choix stratégiques, avant même de balayer devant
leur propre porte. Des critiques objectives, les casques bleus
n’arrivent souvent même pas à protéger les civils qui se trouvent autour
de leur base. Des fantasmes aussi : ils seraient là pour piller les
ressources du pays, pour soutenir le Rwanda ou seraient complices des
atrocités commises par l’armée congolaise.
« C’est paradoxal, explique Séverine Autesserre, maitre de conférence à l’Université Columbia et auteur de « The Trouble with the Congo. Local Violence and the Failure of International Peacebuilding »
(Cambridge University Press. 2010), demandez à un civil congolais, ce
qu’il pense de la Monusco et il va multiplier les critiques. Et pourtant
si l’Onu essaie de retirer l’un de ses contingents ou de fermer l’une
de ses bases, il y a des manifestations de protestation ». Il y a aussi
eu bien sûr des manifestations contre la Monusco, accusée le plus
souvent d’être inefficace, inapte à protéger les civils. Mais c’est
toujours vers la force de l’Onu qui se tourne la population menacée,
jusqu’à tenter d’entrer de force dans la base la plus proche.
« L’ONU a quand même réussi à rétablir la « sécurité » sur une bonne
partie du territoire et à le réunifier », poursuit Séverine Autesserre.
En 2002, le pays était encore ouvertement occupé par des armées
étrangères et notamment des contingents rwandais, ougandais, burundais,
zimbabwéens, angolais ou encore namibiens.
Même si Kinshasa accuse aujourd’hui encore Kigali et Kampala de
soutenir des mouvements rebelles à l’est, l’implication de pays
étrangers est sans commune mesure avec celle qui prévalait 10 ans plus
tôt. C’est aussi dans cette perspective de long terme que se place
Waatibal Kumaba Mbuta, auteur de « L’ONU et la diplomatie des conflits : le cas de la République démocratique du Congo »
(éd. L’Harmattan, Paris, 2012) : « L’aspect positif du travail de la
Monusco, quand elle s’appelait encore la Monuc, réside dans la démarche
adoptée pour résoudre le conflit : l’organisation d’un dialogue
politique global et inclusif en 2002 en Afrique du Sud qui a abouti à la
signature d’un Accord global et inclusif (1) ».
Cet accord prévoyait la mise en place d’un gouvernement d’union
nationale de transition chargé de réformer l’armée, d’élaborer la
Constitution et d’organiser les élections.
On ne peut pas nier le vent d’espoir né des accords issus du dialogue
inter congolais de Sun City (2), signés par les belligérants en 2002 en
Afrique du Sud, et de la transition. Les élections de 2006 étaient sans
conteste une prouesse logistique et ont été saluées par l’ensemble de
la communauté internationale. Si la transition a eu ses à-coups, les
belligérants d’hier s’étaient pliés au moins pour un temps et dans une
certaine mesure au jeu démocratique. Les Congolais avaient enfin pu
voter pour la première fois de leur histoire, ce qui aurait été
impensable quelques années plus tôt. Mais l’évolution actuelle n’incite
guère à l’optimisme.
Les élections de 2011 ont été très largement critiquées, y compris,
même si très tardivement, par la mission d’observation de l’Union
Européenne. Sur le plan économique et social, la même année, le pays
était bon dernier dans le classement du PNUD sur l’indice de
développement humain alors qu’on le qualifie souvent de « scandale
géologique » à cause de l’immensité de ses ressources et même si les
financements externes représentent près de la moitié du budget de
l’État. Mais le plus grand échec de la transition congolaise et de la
communauté internationale est sans nul doute la réforme du secteur de la
sécurité. Les anciennes parties au conflit ont été reversées au sein de
l’armée, sans parvenir à les « brasser ». Les militaires ne sont pas
payés, pas formés, peu encadrés et presque jamais sanctionnés.
« C’est une armée prédatrice, son déploiement dans l’état actuel des
choses est un désastre », explique Séverine Autesserre, même si l’échec
du réforme du secteur de la sécurité n’est pas l’unique cause de
l’insécurité dans l’est (3).
Alors qu’aujourd’hui le budget annuel de la Monusco avoisine le
milliard et demi de dollars par an (4), le montant de l’aide extérieure
directement consacré à la gestion et la réforme du secteur de la
sécurité de 2006 à 2010 ne dépassait pas les 85 millions de dollars. Que
conclure, sinon que la communauté internationale préfère jouer les
pompiers que de prévenir le risque d’incendie…
L’éternel recommencement
De fait, dans l’est du Congo, rien ne semble véritablement changer.
Les rebellions et les groupes armés sont toujours là, ils changent de
noms, parfois d’alliances. Les civils continuent de se déplacer en
masse. Le pays compte plus de 2 millions de déplacés internes, qui se
trouvent pour l’essentiel dans le Kivu.
L’émergence de la rébellion du M23, les mouvements de troupes des
FDLR ou des Mai-Mai, n’ont rendu que plus claire la réalité de la
situation. Dans cette partie de la République démocratique du Congo, la
guerre se poursuit. « Le problème, c’est qu’il y a ce parti pris de dire
qu’on est en période de consolidation de la paix, pas de maintien de la
paix. Mais dans l’est, on n’est pas en phase de consolidation de la
paix, mais de guerre civile », explique encore Séverine Autesserre.
« Avec ce changement de langage, on crée artificiellement l’idée qu’on
progresse. Mais c’est faux, cela n’a rien à voir avec la situation sur
le terrain », précise Adam Baczko, doctorant à l’École des Hautes Études
en sciences sociales.
Depuis que le tout premier casque bleu a posé le pied sur le sol
congolais en 1999, le mandat de la mission a considérablement évolué.
Aujourd’hui, toutes ses forces sont concentrées à l’Est. La résolution
1925, adoptée en mai 2010 (5), rétrocède au gouvernement congolais, issu
des élections, la responsabilité première de la protection des civils,
même si cela fait toujours partie d’un mandat de la Monusco. Elle doit
surtout assurer la protection des personnels onusiens et des
humanitaires en réduisant la menace que constituent les groupes armés,
aider à la restauration de l’autorité de l’État, insister sur la réforme
du secteur de la sécurité, entre autres. « Un inventaire à la
Prévert », commente Séverine Autesserre. Son mandat a été prorogé à
plusieurs reprises, la dernière fois en juin 2012 (6). 13 ans déjà de
présence et il est impossible de dire quand cette mission pourra prendre
fin.
Le changement de position de la Monusco est plus qu’une simple
question de langage. Avant 2006, l’armée et le gouvernement étaient
considérés comme une partie au conflit, au même titre que les groupes
armés et partis politiques qui leur étaient associés. Aujourd’hui, la
mission est là pour les appuyer. Le leitmotiv, c’est de dire que la
Monusco est impartiale, mais pas neutre. Encore une affaire de mots.
« Le plus grave pour moi, c’est cette perte d’impartialité. La Monusco
ne peut plus jouer un rôle de médiateur, elle est l’une des parties
engagées dans ce conflit. C’est ce qui explique aujourd’hui sa perte de
crédibilité et d’influence », explique Séverine Autesserre. « L’élection
de 2006 a été supervisée par la communauté internationale, celle de
2010 a été entachée d’irrégularités, mais la communauté internationale a
estimé que ces irrégularités ne remettaient pas en cause le verdict des
urnes.
En principe, la Monusco ne peut qu’appuyer les autorités congolaises.
Il ne lui appartient pas de se prononcer sur la légitimité ou non du
gouvernement », pense quant à lui Waatibal Kumaba Mbuta. Revenir sur ce
soutien, traiter à nouveau l’armée congolaise comme un groupe parmi
d’autres serait sans nul doute le pire des constats d’échec. Ce serait
aussi une gifle intolérable pour Kinshasa. Mais aujourd’hui le
positionnement de la Monusco est devenu illisible au point que l’on
prépare le déploiement d’une force neutre à la frontière entre le Rwanda
et le Congo. N’est-ce pas en soi un constat d’échec pour la mission de
l’Onu?
S’engager… ou partir ?
A chaque fois qu’une conversation s’engage sur le mandat de la
Monusco, l’exemple de l’opération Artémis revient régulièrement sur la
table. Cette force de 1500 hommes à peine est parvenue en l’espace de
trois mois à sécuriser la ville de Bunia. Agissant sous couvert du
chapitre 7 de la charte des Nations-Unies, elle est entrée en guerre
contre les milices, les a désarmées de force. Son mandat et ses
objectifs étaient simples et clairs, son positionnement sans ambiguïté.
« La position actuelle de la Monusco est intenable. Il y a un faux
engagement, une fausse neutralité. Si la Monusco conserve ce
positionnement, la guerre va continuer », estime Adam Baczko.
Le soutien de la mission onusienne à une armée défaillante,
poursuit-il, ne permet pas aujourd’hui au gouvernement de reprendre le
contrôle de l’Est. Mais elle ne permet pas non plus, précise-t-il, aux
groupes armés de prendre de l’envergure et de se muer en des
alternatives politiques. D’où, selon Adam Baczko, ce sentiment de status
quo. Et finalement, les populations civiles ne sont pas non plus
véritablement protégées. « Seule une démarche offensive de la Monusco
contre les groupes armés et particulièrement le M23 et le FDLR peut
permettre, à court terme, au gouvernement congolais de contrôler l’Est
de son territoire et de protéger efficacement la population », assure
Waatibal Kumaba Mbuta. C’est ce que réclame aussi le gouvernement
congolais, un élargissement du mandat de la Monusco qui modifie les
règles d’engagement des casques bleus pour « protéger plus efficacement
les civils », sous-entendu, pour combattre directement les groupes
armés.
Les quelques 20 000 hommes en uniforme de la mission peuvent-ils
réellement venir à bout de la multitude de groupes armés qui pullulent
dans l’est du Congo? On parle de plus de 180 000 kilomètres carrés, pas
d’une ville. Et pour permettre quoi exactement à court terme? Le
déploiement de l’armée telle qu’elle se présente aujourd’hui?
L’autre option serait de partir, au moins pour la composante
militaire de la force. Certains l’envisagent au sein même de la Monusco.
Une idée empreinte d’une certaine nostalgie. La mission pourrait alors
retrouver son rôle d’observateur et de médiateur et en revenir à des
missions civiles. Mais après l’hypothétique départ des casques bleus,
que deviendrait l’armée congolaise? Comment arriverait-elle à résister
aux groupes armés? Plutôt qu’un départ précipité qui pourrait se révéler
catastrophique, Séverine Autesserre préfère envisager un recentrage de
ses ressources sur des tâches précises comme la protection des civils.
« C’est une organisation très militaire, ce qui n’est toujours pas
adaptée pour remplir toute une partie de ses missions. Beaucoup, comme
par exemple le soutien à la réforme de l’Etat, pourraient même être
menées, non pas par la Monusco, mais par les agences onusiennes ou les
ONGs », explique-t-elle. Cela demanderait évidemment une plus grande
coordination entre les différents acteurs présents sur le terrain.
La Monusco est peut-être pointée du doigt à raison. Mais tous ces
manquements ne suffisent pas à expliquer l’immense gâchis de ce conflit
dans l’Est. Les causes de l’insécurité sont multiples : la faiblesse de
la démocratie congolaise, l’échec de la réforme du secteur de la
sécurité, l’exploitation illégale des ressources minières, mais aussi les
conflits locaux et notamment liés à la terre qui sont trop souvent
ignorés. C’est toute l’assistance étrangère au pays qui doit être
repensée, pas seulement un mandat : le positionnement des chancelleries,
l’affectation des aides financières et techniques, les stratégies
d’intervention des humanitaires…
Derrière la relative inefficacité de la Monusco se profile surtout
l’échec de la communauté internationale. La géométrie des interventions
onusiennes n’est après tout que le résultat d’un compromis entre États.
(1) http://www.congonline.com/DI/documents/Accord_global_et_inclusif_de_Pretoria_17122002_signed.htm
(2) http://www.afrique-express.com/archive/CENTRALE/rdcongo/rdcongopol/249texteaccord.htm
(3) Cf. « Dangerous tales : Dominant narratives on the Congo and their unintended consequences » – https://docs.google.com/file/d/0B2UvDYLaoo3iYjI3N2MxOGMtNDlkYS00YWFkLTg2NzgtYzhmMGVhM2EyNmMz/edit?pli=1
(4) http://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/monusco/facts.shtml
(5) http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/1925%282010%29
(6) http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=S/RES/2053%282012%29
Source : http://www.grotius.fr/la-monusco-mission-impossible/