Les femmes commencent à être visibles dans le milieu
humanitaire à partir des années 80 et on constate une arrivée massive
dans les années 90. Au même titre que les hommes, elles s’engagent de
plus en plus pour venir en aide aux populations victimes de la guerre ou
de catastrophes naturelles. Peu à peu, elles grimpent les échelons et
dans les années 90 se souvient Barthold Bierens de Haan[1], les hôpitaux
du CICR[2] ont été souvent dirigés par des infirmières néo-zélandaises,
britanniques ou néerlandaises, plutôt que par les hommes chirurgiens en
place.
Pourtant l’humanitaire d’urgence, fondé par des médecins hommes[3]
est pétri de valeurs guerrières et d’une culture virile dans lesquelles
les femmes ont dû se fondre et s’imposer. Dans les années 80, certaines
missions leur étaient rarement proposées. Yannick Le Bihan, Directeur
Général de Solidarités International, nous raconte par exemple que dans
les années 90, pour des missions dans des pays comme l’Afghanistan, en
situation de conflits où la gestion de la sécurité était une priorité,
on recherchait notamment des profils d’anciens militaires.
Aujourd’hui, des milliers de femmes œuvrent à tous les niveaux du
secteur humanitaire. Avec la professionnalisation et la raréfaction des
ressources humaines, une vision plus pragmatique s’est imposée, même si
certains dirigeants interrogés reconnaissent que certains pays restent
difficiles pour les femmes : les pays islamiques notamment ou bien ceux
où existent de fortes violences sexuelles.
Malgré la professionnalisation des ONG, le plafond de verre subsiste
En dépit du mouvement continu de professionnalisation des ONG,
plusieurs enquêtes font apparaître la sous-représentation de femmes
élues dans les Conseils d’Administration des ONG. Une forme de « ségrégation verticale »[4]
puisque seul 29,7 % des femmes obtiennent ces postes à hautes
responsabilités, et seulement 26 % des postes de direction générale leur
sont attribués[5]. On retrouve par exemple ces chiffres chez Médecins
du Monde où, même si on observe plus de femmes que d’hommes parmi les
employés[6], elles ne représentent que 30% des membres du Conseil
d’Administration.
La réalité du terrain conforte ces chiffres puisque le même décalage
transparaît. Chez Médecins du Monde en 2011 sur le terrain, les femmes
sont majoritaires parmi le personnel expatrié (64 femmes pour 47 hommes)
mais seules 43% d’entre elles sont salariées contre 76.5 % pour les
hommes. La même année, Action contre la Faim annonçait qu’à son siège
les effectifs étaient constitués à 37% d’hommes et à 63% de femmes et
que ces dernières représentaient 45% du personnel envoyé sur le terrain.
Or le collectif féministe La Barbe s’est invité dans la dernière
assemblée générale de cette ONG pour souligner la prépondérance des
candidatures masculines au Conseil d’Administration (14 candidatures sur
16).
Les femmes sont nombreuses au sein des ONG et représentent d’ailleurs
une large majorité des étudiants dans les formations aux différents
métiers du secteur de l’humanitaire et du développement. Toutefois, la
dernière étude de l’ALNAP[7] sur le leadership humanitaire, révèle que
les postes à responsabilités sont encore souvent occupés par des hommes
dans les ONG occidentales internationales. Les auteurs de cette étude
sont préoccupés par la difficulté de trouver des exemples de leadership
humanitaire féminin et pensent qu’il faudrait une enquête complète pour
comprendre quelles sont les barrières qui empêchent les femmes
(recrutées au niveau national et international) d’assumer des rôles de
leadership sur le terrain.
Chez Solidarités International, quelques pays étaient considérés
comme plus difficiles pour la présence de femmes, et plus
particulièrement lorsque le cadre d’intervention supposait que la
personne serait la seule expatriée sur une base isolée, des situations
relativement peu courantes. Néanmoins, lors d’une enquête entre 2002 et
2010, les statistiques montrent que les femmes ne représentaient que 30 à
40 % des effectifs sur le terrain alors que l’association avait le
sentiment d’une certaine parité et n’avait évidemment aucune politique
ou volonté délibérée de discrimination. Suite à ce constat, ils n’ont
curieusement rien mis en place pour corriger cette sous-représentation
des femmes. L’explication se niche peut être dans des stéréotypes
toujours à l’œuvre.
Le déni des femmes malgré une prise de conscience grandissante
En tout cas, les femmes humanitaires n’ont jamais voulu se sentir
comme différentes des hommes sur le terrain et les femmes que nous avons
interrogées se sentent très mal à l’aise sur la question d’un
traitement ou d’une politique spécifique à leur égard. Elles estiment
même pour certaines que s’il y a différence entre un homme et une femme
sur le terrain, celle-ci est plutôt à leur avantage et qu’elles
réussissent à tirer leur épingle du jeu, même dans les contextes dits
difficiles pour les femmes.
Ondine Ripka, alors responsable de base pour Action contre la Faim en
Afghanistan, trouve que c’était un atout d’être une femme pour négocier
avec les seigneurs de guerre qui n’avaient pas l’habitude de ce type de
situation. De même Rachel Scott, maintenant conseiller humanitaire de
l’OCDE[8] pense qu’elle pouvait avoir un accès plus facile à certains
bénéficiaires en tant que femme sur le terrain. De la même façon, Emma
Laloum s’est toujours sentie considérée comme expert et non comme femme
lors de ses missions avec l’OIM [9].
Toutefois, elles pensent également que le traitement égalitaire a ses limites et trouvent que « l’organisation ne prend pas en compte les différences femmes/hommes dans la gestion de l’intimité » et que « les conditions d’hygiènes sont plus difficiles pour une femme que pour un homme ».
Nassera Butin [10] avec plus de 20 ans d’expérience terrain renchérit « les
opérations étaient pensées pour des hommes, on ne pense jamais aux
produits féminins dans les plans de contingence et encore moins aux
produits pour enfants si il y a du personnel en famille ».
Et y a-t-il une seule organisation qui a inclus dans son manuel
sécurité un chapitre sur les risques et mesures à prendre en voyage et
sur le terrain pour son personnel en état de grossesse ou ayant un
projet de maternité ?
Avec la maternité, le voile se déchire
Toutes nous disent que la différence de traitement, voire les
discriminations arrivent avec la maternité. Pourtant, la trentaine,
l’âge de la maternité, coïncide avec le moment du repérage des talents,
un temps où les carrières s’accélèrent, où les femmes, dans ce milieu
somme toute relativement égalitaire, pourraient percer le fameux
plafond de verre.
« C’est le jour où j’ai eu un enfant que je me suis rendue compte qu’il y avait un problème » raconte Ondine, maintenant en poste au siège d’MSF France. « C’est enceinte que je me découvre femme »
ajoute Rachel qui a plusieurs exemples de discrimination lors de ses
deux grossesses. Avec le paradoxe de sa mission à Goma où enceinte de 6
mois, coordinatrice de la mission et alors que la situation sécuritaire
se dégrade, elle reste en poste en staff restreint comme si elle était
un homme (ou une femme pas enceinte).
Elles se reconnaissent rarement dans celles qui les ont précédées,
des femmes souvent sans enfants qui ont pour la plupart tout consacré à
leur carrière. Les « role models » de femmes comme les
appellent les anglo-saxons, ayant réussi à concilier vie personnelle et
vie professionnelle, ne sont pas encore légion dans le milieu
humanitaire.
Dans ce contexte, Nassera Butin fait figure de pionnière. Dès les
années 80, elle a emmené sa famille, puis ses enfants sur toutes ses
missions, dans des contextes souvent difficiles.
« La vie familiale calme et soulage le stress des équipes »dit-elle. « C’est
important d’avoir plusieurs espaces de vie, d’avoir une parenthèse qui
coupe son activité professionnelle. Il faut rassurer les femmes sur le
fait que cela se passe souvent très bien sur le terrain avec les enfants
et ne nuit absolument pas à la performance sur les missions. ». Il
n’y a pas si longtemps, les femmes enceintes étaient immédiatement
évacuées du terrain. Aujourd’hui les ONG ont pour la plupart une
politique familiale qui a au moins le mérite de poser un cadre, mais qui
ne résout en rien les problèmes de parité ou la conciliation de la vie
professionnelle et de la vie familiale. La plupart des femmes
humanitaires ont l’impression qu’il va leur falloir faire un choix entre
un travail, souvent une passion professionnelle et une vie de famille.
Pourtant les avantages de la mixité sur le terrain sont reconnus depuis longtemps
Dans d’autres secteurs que l’humanitaire, il a été maintes fois
démontré les avantages des équipes diversifiées, qualifiées de plus
créatives, efficaces avec une meilleure capacité à trouver des
solutions.
La parité et la mise en place d’équipes mixtes sur le terrain
permettraient de répondre de façon plus appropriée aux crises
humanitaires, d’avoir une meilleure compréhension des besoins
spécifiques de chaque groupe de population.
Le CICR dans son guide pratique de 2004 « Répondre aux besoins des
femmes affectées par les conflits armés », souligne l’importance d’avoir
des équipes mixtes pour mieux répondre à leurs besoins. Il est
intéressant de remarquer que dans la dernière étude de Coordination Sud
[11], on fait le constat que dans les ONG françaises, la question de
l’efficacité et de la cohésion des équipes ne semble pas associée dans
les esprits à des pratiques de ressources humaines volontaristes liées à
la diversité et l’égalité.
Pourtant les professionnels sont unanimes. Yannick Le Bihan trouve
qu’une plus grande mixité change la manière de concevoir les projets. « Les femmes s’adaptent mieux aux besoins réels des bénéficiaires sans se perdre dans des solutions parfois trop techniques ». C’est également très bénéfique pour la vie des équipes sur le terrain, « la
présence des femmes apporte une meilleure hygiène de vie, un équilibre
qui a des répercussions très positives dans les performances sur le
terrain ».
Barthold Bierens de Haan surenchérit sur le fait que les femmes
gèrent mieux leur stress et plus généralement ont une meilleure gestion
des émotions. « L’intégration du monde émotionnel dans le monde réel
est mieux appréhendée par les femmes. Elle vont plus souvent exprimer
leur stress et percevoir celui de leurs collaborateurs ».
Un non-sujet dans les ONG
Les femmes se retrouvent inéluctablement face à un questionnement
douloureux mais inévitable. Est-ce que je veux fonder une famille, avoir
des enfants ? Quelque soit la réponse, Barthold prône pour que
celui-ci arrive le plus tôt possible dans une carrière, afin de peser le
pour et le contre d’un dilemme entre une passion professionnelle et le
choix de devenir mère. Certaines pensant pouvoir briser le plafond de
verre, reportent la maternité à plus tard, grandes peuvent être leurs
désillusions… d’après les statistiques réalisées par Nassera Butin,
l’humanitaire est le secteur dans lequel il existe le pourcentage le
plus élevé de femmes sans enfant.
Les ONG françaises ont fait des progrès dans la gestion des
compétences et des parcours, toutefois des politiques favorisant la
mixité femmes/hommes, la conciliation de la vie familiale et de la vie
professionnelle, ou encore des formations sur le genre, la diversité ou
le leadership sont encore un non-sujet dans la plupart de ces ONG.
Quelques vieux restes de culture machiste, malgré la
professionnalisation, un statut hybride entre militantisme et activité
professionnelle, une vision de court terme due à des ressources
financières fluctuantes empêchent les ONG d’investir dans des politiques
de ressources humaines plus innovantes car jugées coûteuses et
chronophages.
Quelques pistes d’action
Les femmes sont un réservoir de talents et de compétences qu’il
serait dommage d’ignorer et de voir disparaître des radars lorsqu’elles
commencent à fonder une famille. Sans oublier que les hommes y gagnent
aussi…
Barthold Bierens de Haan suggère que les organisations humanitaires
doivent accepter de se professionnaliser véritablement, sortir des
positions d’organisations militantes et idéalistes et par conséquent
avoir réellement des préoccupations pour leur personnel, en termes de
gestion de carrière, de formation, de fidélisation.
Et la première action serait de commencer par prendre conscience des
préjugés et inégalités liés au genre. Et pour cela, il faut mettre les
choses en parole, il ne faut pas les taire. Nassera Butin et Barthold
Bierens de Haan préconisent une mise en parole différente pour les
femmes, un suivi individualisé pour tous où les parcours de vie seraient
abordés. « Aujourd’hui, ce qui est difficile c’est que tout le
monde est dans le déni, les femmes comme les hommes, au sein des
organisations » souligne ce dernier.
Les femmes humanitaires sont les premières à ne pas vouloir aborder
ces sujets qui les ostracisent et ne veulent pas être jugées comme
différentes, des sujets qui ne sont par ailleurs jamais abordés sur le
terrain. Pourtant il est vital dans un plan de carrière de s’y pencher
afin de ne se pas sentir piégée et de préparer un retour serein.
Dans tous les cas, une nouvelle génération d’humanitaires se profile,
qui nous espérons, vont envisager la mixité dans une perspective
stratégique et conforme aux changements sociétaux qui s’opèrent, en
rejetant les stéréotypes et les préjugés qui empêchent d’avancer.
Source : http://www.grotius.fr/les-femmes-humanitaires-entre-deni-et-tabou/
Source : http://www.grotius.fr/les-femmes-humanitaires-entre-deni-et-tabou/
[1] Barthold Bierens de Haan est psychiatre et a été
responsable de la prise en charge du Stress du personnel terrain du
CICR de 1992 à 2002
[2] CICR : Comité International de la Croix Rouge
[3] En 1971, les 13 membres fondateurs de Médecins Sans Frontière sont des hommes
[4] Rapport d’une enquête de 2004, Égalité de genre dans les instances décisionnelles des ONG françaises de solidarité internationale, Coordination Sud, 2005.
[5] Article « La femme est-elle l’avenir de l’humanitaire?» http://humanitaire.revues.org/index769.html
[6] Au 31.12.2011 il y a 224 femmes pour 104 hommes.
[7] ANALP, le leadership en pratique : diriger efficacement les opérations humanitaires
[8] OCDE : Organisation de Développement et Coopération Economiques
[9] OIM : Office International des Migrations
[10] Nassera Butin, psychiatre, a créé et dirige le centre de débriefing PEMSCI pour anciens humanitaires
[11] Etude des enjeux des ressources humaines pour les associations de solidarité internationale, Coordination Sud, Nov 2011