Quelques jours avant l'abandon de la ville par le Mujao, le groupe armé qui contrôlait la ville depuis six mois et y faisait régner une loi islamique de fer, un de ses chefs, chargé de la sécurité, avait mis en garde Aboubacar Traoré : Gao allait être le tombeau des "mécréants". Le Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest, émanation locale d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), allait y mener un combat décisif contre les forces françaises et maliennes. Gao serait leur tombeau, un piège mortel.
"Ils disaient que leurs hommes se préparaient au martyre avec des ceintures d'explosifs", se souvient le directeur de Radio Koima, qui a tenu tête à tous les groupes rebelles qui ont contrôlé la ville depuis avril 2012. "Et tout à coup, c'était terminé. Quand l'armée française est entrée, ils ont quitté la ville avec leurs derniers chefs. Abdulhakim est parti vers Bourem, à une sortie de Gao, alors que les forces françaises progressaient à l'autre bout de la ville. Il faut croire qu'ils ont eu peur, en fait." Certains chefs, dans une version locale de la disparition du mollah Omar en Afghanistan, se seraient enfuis sur des motos.
Aboubacar Touré s'autorise un sourire.
A plusieurs reprises au cours de l'année écoulée, ses locaux ont été
envahis, il a été menacé, on a tiré sur lui, ses journalistes ont été
maltraités ; l'un d'entre eux a été laissé pour mort après avoir été roué de coups parce qu'il appelait à manifester contre les amputations. Radio Koima avait réussi à mettre une grande partie de la jeunesse de Gao dans la rue pour protester. En vain. Puis la "radio courage" et son directeur ont dû se taire.
Depuis deux jours, Koima a repris ses émissions en appelant à la raison : "Si vous trouvez un islamiste, ne le lynchez pas, prévenez les autorités". Des combattants perdus du Mujao sont encore embusqués dans les nombreuses maisons vides de la ville. Certains peuvent tenter des actes désespérés. Mais la plupart risquent d'être mis en pièces par la population. Ils ne sont pas les seules cibles de la colère de la jeunesse. Sont également en danger leurs "complices" supposés, recherchés dans les groupes " à peau blanche", touareg ou arabes, qui n'auraient pas quitté la ville.HOMMES ÉDENTÉS, SANGUINOLENTS
Au bord du fleuve, le matin même, trois hommes ont été découverts sous des bâches dans un entrepôt de grain. Ils ont commencé à être frappés par la foule, accourue depuis le marché voisin. L'armée malienne les a arrachés à la mort, édentés, sanguinolents. Selon les témoins du voisinage, là se trouvait un "marabout", Mohammed Ashimi, qui décidait des jugements et condamnations au sein de l'Al-Hizbah, le bras armé de la police islamique. Il appartient à la communauté arabe, désormais visée dans son ensemble.
Ses membres ont presque tous fui les jours précédant la chute de la ville. Dans le quartier du marché, où les boutiques des commerçants arabes ont été vidées, la belle maison de l'un d'entre eux, importateur de thé, a été pillée. La famille Al-Fatao s'était entassée, à temps, dans une voiture, et a pris la direction du Burkina Faso.
Côté touareg, ce n'est pas mieux. Les combattants du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA), les premiers à avoir pris la ville aux forces loyalistes en avril dernier, se sont livrés à de nombreuses exactions avant d'en être chassés par leurs anciens alliés islamistes, Mujao et Ansar Eddine. Mais le mal à la réputation des Touareg était fait. "Ces gens, ils rentrent chez toi avec leur arme, ils mangent ton dîner, ils couchent avec ta femme de force et après ils s'en vont avec ta télévision ou ta radio", résume Dadid Maiga, un des petits vendeurs du marché. Lorsque les islamistes du Mujao ont chassé le MNLA, la population avait d'abord accueilli avec soulagement l'imposition de la charia, qui promettait un retour à l'ordre. Puis sont venus les débordements de la police islamique, sous les ordres de leur chef, Aliou Touré, ancien "gargotier" (vendeur de nourriture dans la rue) et ex-vendeur de peaux de chèvres, tout en imposant, à sa manière fantasque et violente, les châtiments les plus durs, y compris les amputations, filmées par ses propres hommes.
Dans la foulée de ces violences, Touareg et Arabes paient le prix fort. Une forme d'épuration ethnique s'est mise en place à Gao. Il va falloir travailler la ville au corps pour inverser la tendance, sous la houlette des "sages" de chaque communauté, qui ont déjà appelé à la clémence.
Pour la population qui agite des drapeaux français, maliens, tchadiens ou nigériens cousus à la hâte, l'heure n'est pas encore au pardon. Al- Tayeb, guide touristique au chômage, exprime l'ambiguïté qui touche même les plus raisonnables : "D'accord, il ne faut pas céder aux amalgames, mais il faut bien reconnaître que tous ces Arabes les ont nourris et accueillis . Je ne sais pas quand ils pourront revenir et ouvrir leurs boutiques." La communauté arabe de Gao est très active dans le commerce.
SACCAGES
En arrivant en ville, en début d'après midi, dans un C130 français, le gouverneur de la ville, le général Mamadou Adam Diallo, tente de lancer des appels au calme et à la réouverture des magasins. Des gendarmes et des policiers devraient arriver en renfort rapidement. Dans la foulée, il part visiter sa résidence, bâtiment à l'architecture coloniale, ainsi que les bâtiments de l'administration, et reste bouche bée devant les saccages.
Le maire de Gao, Sadou Touré, l'accompagne dans cette exploration des dégâts. Plusieurs de ses hôtels, dont le Bidji, qui faisait aussi boîte de nuit, ont été raclés jusqu'à l'os par les pillards. Rebelles touareg ou population, simples badauds, tout le monde s'est servi. Des montagnes de bouteilles de bière cassées témoignent de l'application des combattants du Mujao. Tout de même, le maire formule un peu d'espoir : "Ce sont des individus qui ont été le cheval de Troie , pas les collectivités (...). Nous pouvons vivre ensemble. Moi, je suis d'ethnie peul, mais je ne peux pas vivre sans mon Arabe, sans mon Touareg."
Pour les pillages, c'est déjà trop tard. Pour les lynchages, il est encore temps d'agir. Dans les rues de Gao, il y a désormais quelques patrouilles de soldats maliens avec une poignée de Tchadiens et de Nigériens, plus quelques éléments touareg de l'armée loyaliste pour éviter le chaos. Le bain de sang redouté n'a pas eu lieu, mais ce qui arrive dans les huit quartiers peut néanmoins échapper à cette force modeste.
LYNCHAGE
La prise de Gao s'est faite selon un schéma implacable. Une colonne de l'armée française et de l'armée malienne, avec près de mille hommes et du matériel lourd, a ceinturé la ville. Les frappes aériennes se sont intensifiées, visant les bâtiments où le Mujao avait ses quartiers et son matériel militaire. Gao était entourée sur plusieurs axes, quand des avions français se sont posés, à l'aube, à l'aéroport. Des véhicules sont sortis des avions, et ont commencé à progresser en ville. Un détachement du Mujao, parti à leur rencontre, a été éliminé. L'un de ses survivants est revenu vers le centre sur une charrette pour donner l'alarme, tirant en l'air. Déjà, des jeunes armés de gourdins et d'armes blanches l'entouraient et le lynchaient.
Mercredi 30 janvier, des forces spéciales françaises ont pratiquement répliqué l'opération à Kidal, la troisième grande ville du nord du Mali, en s'établiassant à l'aéroport. Une colonne de 2 000 soldats tchadiens progresse avec les éléments du général El-Hadj Gamou, essentiellement des Touareg loyalistes, et devraient arriver rapidement à Kidal.
La suite, c'est-à-dire la poursuite des opérations sur le terrain immense du désert, avec la possibilité de voir les combattants des groupes islamistes se réorganiser, promet d'être plus délicate.
En attendant, Gao renoue avec ses habitudes. Dans la cour de Radio Koima, une petite stéréo joue de la musique, avec des lumières qui clignotent au rythme de la guitare. La police islamique qui traquait ce genre d'infractions s'est évanouie. De tous les drapeaux noirs salafistes qui flottaient sur la ville, il n'en reste plus qu'un, que personne n'a encore eu le courage d'aller arracher, au sommet de l'antenne de la radio-télévision nationale. Les autres traces du Mujao sautent aux yeux à chaque pas.
CHÂTIMENTS PUBLICS
Près de la mairie, des soldats français passent au crible les bâtiments administratifs à la recherche de pièges ou d'explosifs. Des ceintures d'explosifs ont déjà été trouvées, affirme une source militaire française. Non loin, la place de l'Indépendance, qui avait été rebaptisée "place de la Charia". C'est sous son préau qu'on exécutait, en public, les châtiments. Pratiquement chaque vendredi, les coups de fouets pour les hommes surpris à fumer, en possession de whisky en sachet ou s'étant rendus coupables d'autres broutilles. Mais aussi, pour les voleurs, amputations, parfois d'une main et d'une jambe à la fois. Al-Tayyeb est venu assister à ces séances du vendredi, comme tout le monde. "Quand on coupait la main ou le pied, ils mettaient un chèche autour de la blessure. Pendant qu'ils coupaient, les hommes criaient, criaient. Ensuite, ils les emmenaient à l'hôpital."
Source : http://www.lemonde.fr/international/article/2013/01/30/desolation-et-vengeance-dans-gao-liberee_1824366_3210.html