Humaniland est cet endroit à la fois multiple et toujours
unique : c’est cet espace dans lequel le personnel humanitaire
intervient, avec des expatriés qui s’envolent d’une catastrophe à
l’autre, d’une urgence à l’autre, petits anticorps d’une humanité
malade. À Humaniland se déroulent les scènes, jouées et rejouées, du
village mondial de l’intervention humanitaire, avec ses bien-pensances
et ses absurdités.
À Humaniland, l’expatrié humanitaire va bien. Il a du travail : les
catastrophes, qu’elles soient naturelles ou non, lui en fournissent
amplement. Il est plein d’ambition et d’illusions : car il faut de la
ferveur pour partir si loin, « voir la misère ». Et il est jeune : les
« missions » lui permettant d’acquérir une « expérience
internationale », avant d’aller retrouver chez lui un travail plus
ordinaire… Peut-être même aura-t-il fait une « école d’humanitaire » :
parce qu’aujourd’hui, être humanitaire, c’est un métier.
Ses expériences à travers toutes les contrées nécessiteuses dans
lesquels il apporte son humanité le rendent fort d’un « truc en plus ».
Dans les yeux des filles, l’expatrié humanitaire est le cow-boy des
temps modernes, qui tente d’amener la paix à travers le monde, et sauve
des vies par sa bravoure et son sang-froid. Dans le regard des hommes,
l’expatriée humanitaire est cette douce folle, qui va câliner des
enfants mourants dans des endroits où « les femmes sont mal vues ». Aux
yeux de tous, ce qu’ils font est « admirable » : admirable de
dévouement, admirable de don de soi.
L’expatrié humanitaire s’est imposé comme un fantasme moderne,
téméraire citoyen du monde, secourable personne, rassurant sur
l’humanité même : l’Homme est capable de tout, de faire du mal mais
aussi tellement de bien… Ainsi part-il, porté par son dévouement absolu
et par son amour des autres, aveugle à tous les dangers, s’exposant à
toutes les maladies, aux balles perdues, aux scènes morbides, au choc
des cultures. A son retour, dans les repas mondains, il sera le point
d’attraction de tous pour qui il représentera l’aventure que tant ont
sacrifié au confort : il sauvera plus d’une fois une conversation qui se
languit grâce à ses connaissances géopolitiques ou à ses anecdotes sur
« les toilettes à travers le monde ». Il dira un petit mot inspiré sur
chaque culture, lesquelles d’ailleurs il « comprend », s’étant
« intégré » au « terrain » jusqu’à être « un des leurs » pour mieux
faire partie de « la grande famille humaine ».
Il « a fait ». Il « y était ». Son aura gardera à jamais un petit
quelque chose de l’exotisme, de « l’ailleurs », de « tu as dû en voir,
toi, en Afrique ».
À Humaniland, pourtant, l’expatrié humanitaire est bien loin de son
image d’Épinal, ascète et svelte : à Humaniland, il fait des régimes.
Il fait des régimes car tout jeune qu’il soit, tout porté d’ambition,
tout empli de son savoir qu’il souhaite « faire partager », cet Homme
moderne au rôle idéal doit obéir aux dures absurdités de la présence
humanitaire. Parmi lesquelles, des impératifs logistiques et
sécuritaires qui le coupent de la réalité. Pensez donc ! Ce pays
étrange, ce pays traversé depuis toujours de « guerres ethniques ». Un
endroit où les dictateurs se suivent et où l’ONU doit parfois intervenir
pour « préserver » la paix. Un endroit classé parmi les plus dangereux !
Ainsi l’étranger est installé dans des maisons hyper équipées et
sécurisées, situées dans les quartiers huppés. Il n’a pas le droit de
sortir après une certaine heure ni d’aller dans certains quartiers à
travers la ville. Et s’il sort, c’est toujours en voiture, accompagné
d’au moins un « local » qui respecte de strictes règles de sécurité : le
chauffeur annonce par talkie walkie à quelle heure le passager est
monté dans l’engin, de quel endroit et pour quelle destination, à quelle
heure il descend, dans quel état… Alors l’expatrié court, d’un bureau à
l’autre, d’un « compound » à une « base », du téléphone à Internet,
tellement affairé à rendre ses rapports et tableaux Excel qu’il en
oublie de regarder dehors.
Peut-on alors reprocher à notre ami l’Humanitaire de ne pas connaître
l’endroit où il met les pieds ? Peut-on lui faire remarquer que malgré
toute son empathie, il ne peut pas savoir ce que c’est que de vivre dans
un bidonville, de ne pas avoir d’eau ni de latrines, de subir la
chaleur, de marcher des heures pour trouver du travail ? La vitre
teintée derrière laquelle il passe en 4X4 ou la climatisation de son
bureau jamais perturbée par les coupures d’électricité affadissent
quelque peu celui pour qui l’action se résume alors à une « visite de
terrain » ponctuelle, contrôlée, et limitée. Ou quand l’Humanitaire
passe plus de temps devant son ordinateur que dans la réalité humaine
qui est pourtant au cœur de ses préoccupations…
C’est ainsi qu’Humaniland voit le fossé s’accroître, entre ces
(souvent) blancs venus aider mais confinés dans leur confort et ces
(généralement) noirs qui vivent dans de dures conditions.
Alors le soir et les week-ends, tous les expatriés, fatigués de leur
semaine de bureau et de réunions, vont manger des pizzas ou des
hamburger dans des fast-foods que certains opportunistes locaux ont
construit sur le modèle occidental. Certes, il y a bien parfois quelques
arrêts dans les bouis-bouis locaux le long de la piste, pour manger
quelques spécialités du coin et goûter l’exotisme d’un plat de singe –
« on dirait du bœuf » – ou de serpent – ce (très long) « filet de
poulet ». Mais les restaurants pour expatriés fleurissent à Humaniland :
des lieux en-dehors de la réalité, où on oublie où on est, et où la
carte s’adapte au multiculturalisme de la communauté internationale. Un
endroit de plaisir dans lequel les contraintes locales n’existent plus :
tout y est doux, bon et poli. Et l’addition en dollars ne paraît même
pas obscène à ceux qui s’offrent le temps d’une illusion gastronomique
de quoi se rassurer face à l’ampleur des tâches à « faire dehors ». Car
l’Humanitaire a un pouvoir d’achat tellement élevé qu’il peut se
permettre beaucoup dans son pays d’accueil, et parce que manger local,
ça fait tout de même un peu peur…
Bien sûr, il y a quelques « anciens », qui connaissent la région
depuis longtemps et qu’on ne croise jamais dans de tels lieux. Aussi
discrets que d’autres sont visibles. Il y a aussi ces structures qui,
souvent à défaut d’argent, laissent leur liberté aux personnes
travaillant pour elles, jugeant des nécessités et interventions
« humanitaires » selon leur partage quotidien de la vie locale. Il y a
enfin ceux qui arrivent là après maintes expériences et ne comprennent
pas pourquoi le « nouvel humanitaire » a pris un aussi radical tournant
par rapport « aux débuts » : des « débuts » qui péchaient d’amateurisme
et de bricolage mais qui étaient si loin de la professionnalisation
actuelle, laquelle laisse tellement peu de place à l’initiative et à
l’adaptabilité personnelle.
Mais il y a surtout, omniprésents, ces jeunes cowboys qui se voient
menacés par une perte de leurs illusions inversement proportionnelle que
leur empâtement qui s’accroît. Car cloîtré dans sa maison, stoïque dans
son bureau, contenu lors de ses sorties sur le « terrain »,
l’Humanitaire fini par se lasser et craint pour son embonpoint qui trahi
tellement sa situation désenchantée.
Une seule solution : la salle de sport. Un endroit climatisé qui
propose des machines faites pour désarticuler l’homme dans la souffrance
et la transpiration. Plus on a mal, plus on se dit que l’on se
muscle et que souffrir est rentable : ainsi les Humanitaires se démènent
sur ces drôles engins de torture. Ils sont imités par des locaux, eux
aussi bedonnants : ces bourgeois de la ville qui cherchent à retrouver
une hygiène de vie que leur richesse leur a fait perdre, mais aussi à
ressembler à ce modèle occidental que les Humanitaires représentent
malgré eux : grosses voitures, chauffeurs, villas, épicurisme nocturne.
Le mimétisme de ces riches personnes, dont le costume-cravate, les
chaussures cirées, les lunettes siglées et surtout le dédain apparent
rappellent « qu’ils ne sont pas du même monde », renvoie à l’extérieur
l’image ultime de la mondialisation. Suant et râlant, ces imitateurs
sont pourtant méprisés par les Humanitaires qui ont du mal à accepter
qu’en Humaniland, il n’y a pas que des victimes, et qui les accusent
même souvent d’être la cause du malheur des autres…
Ces « grands Monsieur » – qui sont surtout gros -, dont on dit qu’ils
accentuent la division de la société d’Humaniland par leur cynisme,
leur corruption, et leur exploitation des richesses nationales, sont le
reflet de cette division entre une immense masse populaire perdurant
dans sa grande pauvreté, et une richissime bourgeoisie hyper sélective,
laissant peu de place à une classe moyenne qui n’a plus l’espoir de
« monter » et se voit même « descendre ». D’un côté le monde des
supermarchés, où tout est simple et facile. De l’autre la population qui
vit à la bougie, où chaque jour il est difficile de se nourrir. Ces
bourgeois, si loin des « bénéficiaires », et dont l’expatrié Humanitaire
n’ose s’avouer qu’il leur ressemble… avant que tout ce monde n’aille
siroter bière ou coca à la sortie, ou discuter affaires ensemble.
Alors le soir, on se retrouvera peut-être autour de la piscine, avec
d’autres aventuriers en manque de certitudes, pour tromper l’ennui
autour d’un barbecue, se rencontrer, refaire le monde en palabres,
commenter les nouvelles de « chez-soi » et d’ailleurs, se plaindre des
contraintes intrinsèques à « ce foutu pays », flirter beaucoup. Avant de
reprendre le rythme d’exotique brancardier des temps de crise.
Ainsi la salle de sport, broyeuse de graisse et de valeurs, est à
l’image du rapport entre l’Occident et tous les Humaniland qui parsèment
le monde. Elle symbolise à elle seule tout le paradoxe de
l’Humanitaire : celui qui, pour sauver l’autre, espère se sauver
lui-même de sa déchéance morale et physique.
Gary Joseph (pseudonyme), citoyen d’Humaniland, est un acteur de
l'humanitaire. Sa phrase fétiche : "A chaque fois que je débarque
quelque part, j'y dépose quelques unes de mes illusions.Il ne m'en reste
plus beaucoup".
Source : http://www.grotius.fr/bienvenue-a-humaniland/