Jérôme Larché, médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille nous livre ses réflexions autour de l'action humanitaire, qui se révèle parfois prise au piège de ses principes.
L’action humanitaire et son droit afférent issu des Conventions de
Genève et de ses protocoles additionnels, le droit international
humanitaire, sont souvent liés à des situations de conflits, alors que
les droits de l’homme ont un prisme élargi, globalisant, et mobilisent
souvent les notions de gouvernance et de démocratie. Lorsqu’en décembre
1948, l’Assemblée Générale des Nations Unies a proclamé la Déclaration
universelle des droits de l’homme, l’ambitieux objectif qu’elle se
fixait était d’énoncer des droits fondamentaux, politiques, civils et
sociaux dont devraient bénéficier tous les êtres humains. L’action
humanitaire devrait donc en principe s’inclure, ou en tous cas être
proche, de ces mêmes objectifs.
Dans une période fragmentée où la notion même d’universalité est remise en cause, la relation contemporaine entre action humanitaire et les droits de l’homme semble désormais plutôt s’inscrire dans la confrontation que dans la complémentarité.
Les défenseurs des droits de l’homme balayent un spectre de
situations et d’objectifs très larges, allant de la défense de la presse
à celle des libertés individuelles élémentaires. Éminemment
respectables, nombres d’entre eux sont victimes chaque année de cette
volonté farouche, frontale, de ne plus accepter des systèmes
oppresseurs. Cette volonté farouche d’apposer un respect universel et
partagé à l’humanité. Ils le disent, l’écrivent, et parfois même le
chantent. Bien souvent à leurs dépens et à leurs risques et périls car
le monde dans lequel nous vivons ne s’y prête paradoxalement pas.
Utilisant toutes les nouvelles technologies de la communication, leurs
messages se heurtent encore plus fortement qu’avant aux fractures
idéologiques et politiques induites par la globalisation de notre
planète. Internet aurait fait du monde un « village global », selon
certains. La réalité vient contredire cette image idéalisée. Si les
distances ont rétréci, c’est pour mieux souligner les barrières, les
différences et les paradoxes qui ont émergé.
Les gens se voient plus mais se touchent moins. Les plus forts et les plus riches s’enferment dans des nouveaux espaces sécurisés privés, qu’ils soient résidentiels ou commerciaux, réels ou symboliques. Ceci est particulièrement visible dans les espaces urbains qui regroupent aujourd’hui plus de la moitié de l’humanité. La vie privée a été remplacée par une privatisation de la vie et de ses libertés, déconstruisant les modèles et les dynamiques du « vivre ensemble », pour un « vivre entre nous » bien plus autarcique et discriminant.
Le concept de sécurité humaine qui a émergé il y a une vingtaine d’années a élargi d’autant plus les exigences des défenseurs des droits de l’homme qu’en même temps les modes de gouvernance se modifiaient et le rôle de l’Etat rétrécissait. La privatisation des biens publics, défendue par les tenants du néolibéralisme et accentuée par l’actuelle crise financière mondiale, rentre bien dans le cadre de cette gouvernementalité néolibérale, chère à Michel Foucauld. Les pays qui défendent aujourd’hui les droits de l’homme sont pourtant ceux qui ont le plus appliqué ces pratiques économiques néolibérales. Ils ont réussi à fusionner ces deux visions (droits des individus et économie de marché dérégulée) dans un concept politique, celui de la paix démocratique, la « pax democratica ». Ce modèle des gouvernants s’oppose néanmoins de plus en plus à celui des gouvernés qui cherchent des voies alternatives.
L’altermondialisation, les mouvements paysans et ouvriers produisent, avec leur militantisme très actif, une hétérogénéité dérangeante et bruyante. Les frontières entre objectifs socio-économiques et politiques se fissurent, et le militantisme droit-de l’hommiste est indéniablement devenu un militantisme politique, engagé, partisan, départi de toute neutralité.
Cette analyse (dont j’accepte par avance toutes les critiques qui
pourraient être formulées) est, je crois, un des facteurs explicatifs
les plus forts pour comprendre le fossé qui sépare aujourd’hui les
droits de l’homme et l’humanitaire. En effet, si de nombreuses ONG
revendiquent une fonction de transformation sociale, elles savent
également que la négociation avec les structures de pouvoir en place est
indispensable pour accéder aux populations. Pour des raisons
opérationnelles mais aussi pour respecter l’impartialité et la
neutralité de leur mandat, les acteurs humanitaires ne pensent pas que
leur mission première est la promotion des droits de l’homme.
La confrontation à la complexité, l’absence de démarcation évidente entre le bon et le mauvais camp lors d’affrontements, et leur responsabilité première qui est de pouvoir atteindre les populations civiles, les oblige bien souvent à négocier des compromis. Des compromis avec les belligérants et parfois aussi, avec leur conscience… D’où la difficulté à promouvoir simultanément une revendication uniquement militante et sans concession, avec une présence opérationnelle sur le terrain. Schématiquement, trois attitudes sont possibles. Premièrement, il y a les ONG qui adhèrent idéologiquement à cette gouvernementalité néolibérale et conçoivent l’aide aux populations comme du « charity business ». La pax democratica leur parait un bon mélange idéologique entre une nécessaire liberté sociale, dont font partie les droits de l’homme, et la liberté économique, mise en valeur par l’économie de marché. Les conséquences sociales de ce modèle peuvent être atténuées par une action humanitaire pragmatique, mais il n’est pas question de remettre le modèle en cause.
La deuxième attitude est celle des ONG qui sont conscientes de leur impact, doutent de la réelle neutralité politique de leur action mais entendent quand même surmonter leurs contradictions internes. Pour cela, elles adoptent des procédures opérationnelles, certes respectueuses des principes fondamentaux de l’action humanitaire, mais qui s’appuient au maximum sur les communautés des populations « bénéficiaires ». L’idée de durabilité (mauvaise traduction de « sustainibility ») et de renforcement des capacités sont clairement affichées comme des priorités de leur engagement. Très souvent, ces ONG ont un fort socle associatif issu de la société civile, et refusent de dissocier aide d’urgence et développement. La troisième catégorie d’ONG regroupe celles qui ont perdu, en partie ou en totalité, cette conscience politique, privilégiant sous prétexte d’efficacité, des stratégies utilitaristes et fonctionnalisantes.
Ce sont généralement des ONG très techniques, réactives, efficientes et, pour les bailleurs, d’excellents prestataires de service. A aucun moment, la dimension militante ne vient contrecarrer la recherche de la performance et du résultat. Il est parfois difficile de savoir si leur attitude est dictée par un réel désintérêt de la res publica, ou parce qu’elles considèrent que faire des discours enflammés sur les droits de l’homme sans être capables de répondre aux urgences vitales des populations est dénué de sens…
Paradoxalement, parce qu’elles ne sont pas toujours silencieuses sur ce qu’elles voient et qu’elles sont suffisamment efficaces pour être présentes sur des terrains très difficiles, elles jouent – volontairement ou non – un rôle essentiel sur la dénonciation des violations des droits de l’homme. Les récents débats sur la place des ONG humanitaires face aux demandes de témoignages de la Cour Pénale Internationale (que ce soit en RDC ou au Darfour) ont montré, qu’en dehors du CICR qui a obtenu un statut particulier protégé, l’implication directe et visible des humanitaires pour fournir des preuves à charge contre des régimes totalitaires constituaient un lourd et dangereux dilemme.
Le monde est gris, et la vraie responsabilité de chaque acteur comme
de chaque organisation est donc de savoir jusqu’où le curseur du
compromis peut être poussé, afin de ne pas tomber dans la compromission
ou la complicité silencieuse. Personne sur le terrain ne peut se
défausser de cette recherche d’éthique, individuelle lorsqu’il s’agit de
son engagement, mais aussi collectif lorsqu’il s’agit des cadres
opérationnels fixés par chaque organisation.
La remise en cause de plus en plus fréquente de l’universalité des droits de l’homme, tout comme les enjeux de perception et leurs conséquences en termes d’insécurité, imposent les réflexions suivantes. Le rôle des ONG humanitaires est-il de s’engager publiquement dans la promotion des droits de l’homme, quitte à ne plus accéder aux populations dont elles prétendraient défendre les droits ? Les défenseurs des droits de l’homme, dont le combat est toujours plus politique, se rendent-ils compte de la nécessité d’un humanitaire, sinon neutre, mais au moins plus à distance ? Promouvoir politiquement la paix démocratique en Afghanistan aujourd’hui, avec l’aide de certaines ONG et des équipes de reconstruction provinciale (les PRTs) peut-il se faire sans conséquences pour des populations civiles en difficulté, dont beaucoup sont sous contrôle taliban et pour lesquelles aucune solution politique ou militaire immédiate n’est prévue ? Inversement, s’occuper des problèmes de santé, de logement, d’alimentation des migrants en Europe, comme ceux de Calais par exemple, peut-il s’envisager de façon neutre, apolitique, sans prise de position sur les politiques migratoires entreprises par les Etats européens ? Assurément pas.
Ainsi donc, il est possible de concevoir la nature plurielle des relations possibles entre le monde des humanitaires et celui des droits de l’homme, de déterminer les passerelles possibles et les interactions positives qui peuvent se dégager. Possible de concevoir les frontières naturelles de l’exercice pour que l’identité de chacun soit respectée, sans nuisance collatérale aux dépens des populations pour lesquelles chaque entité a choisi de se battre. Sur le terrain, ces choix sont généralement faits spontanément et judicieusement, surtout lorsque ceux qui se battent, le font pour leurs propres droits et leur propre survie. Etre conscient des possibles mais refuser les amalgames dangereux permettra à ceux qui le souhaitent de renforcer avec intelligence la congruence de l’articulation « humanitaire – droits de l’homme ». Une articulation parfois un peu rouillée, mais dont personne n’aurait intérêt à vouloir la fracture. Préserver cette articulation délicate, sans démagogie mais au gré des contextes, relève donc d’une responsabilité collective incombant aussi bien aux humanitaires qu’aux militants des droits de l’homme.
Dans une période fragmentée où la notion même d’universalité est remise en cause, la relation contemporaine entre action humanitaire et les droits de l’homme semble désormais plutôt s’inscrire dans la confrontation que dans la complémentarité.
Le combat politique des défenseurs des droits de l’homme
Les gens se voient plus mais se touchent moins. Les plus forts et les plus riches s’enferment dans des nouveaux espaces sécurisés privés, qu’ils soient résidentiels ou commerciaux, réels ou symboliques. Ceci est particulièrement visible dans les espaces urbains qui regroupent aujourd’hui plus de la moitié de l’humanité. La vie privée a été remplacée par une privatisation de la vie et de ses libertés, déconstruisant les modèles et les dynamiques du « vivre ensemble », pour un « vivre entre nous » bien plus autarcique et discriminant.
Le concept de sécurité humaine qui a émergé il y a une vingtaine d’années a élargi d’autant plus les exigences des défenseurs des droits de l’homme qu’en même temps les modes de gouvernance se modifiaient et le rôle de l’Etat rétrécissait. La privatisation des biens publics, défendue par les tenants du néolibéralisme et accentuée par l’actuelle crise financière mondiale, rentre bien dans le cadre de cette gouvernementalité néolibérale, chère à Michel Foucauld. Les pays qui défendent aujourd’hui les droits de l’homme sont pourtant ceux qui ont le plus appliqué ces pratiques économiques néolibérales. Ils ont réussi à fusionner ces deux visions (droits des individus et économie de marché dérégulée) dans un concept politique, celui de la paix démocratique, la « pax democratica ». Ce modèle des gouvernants s’oppose néanmoins de plus en plus à celui des gouvernés qui cherchent des voies alternatives.
L’altermondialisation, les mouvements paysans et ouvriers produisent, avec leur militantisme très actif, une hétérogénéité dérangeante et bruyante. Les frontières entre objectifs socio-économiques et politiques se fissurent, et le militantisme droit-de l’hommiste est indéniablement devenu un militantisme politique, engagé, partisan, départi de toute neutralité.
L’action humanitaire prise au piège de ses principes
La confrontation à la complexité, l’absence de démarcation évidente entre le bon et le mauvais camp lors d’affrontements, et leur responsabilité première qui est de pouvoir atteindre les populations civiles, les oblige bien souvent à négocier des compromis. Des compromis avec les belligérants et parfois aussi, avec leur conscience… D’où la difficulté à promouvoir simultanément une revendication uniquement militante et sans concession, avec une présence opérationnelle sur le terrain. Schématiquement, trois attitudes sont possibles. Premièrement, il y a les ONG qui adhèrent idéologiquement à cette gouvernementalité néolibérale et conçoivent l’aide aux populations comme du « charity business ». La pax democratica leur parait un bon mélange idéologique entre une nécessaire liberté sociale, dont font partie les droits de l’homme, et la liberté économique, mise en valeur par l’économie de marché. Les conséquences sociales de ce modèle peuvent être atténuées par une action humanitaire pragmatique, mais il n’est pas question de remettre le modèle en cause.
La deuxième attitude est celle des ONG qui sont conscientes de leur impact, doutent de la réelle neutralité politique de leur action mais entendent quand même surmonter leurs contradictions internes. Pour cela, elles adoptent des procédures opérationnelles, certes respectueuses des principes fondamentaux de l’action humanitaire, mais qui s’appuient au maximum sur les communautés des populations « bénéficiaires ». L’idée de durabilité (mauvaise traduction de « sustainibility ») et de renforcement des capacités sont clairement affichées comme des priorités de leur engagement. Très souvent, ces ONG ont un fort socle associatif issu de la société civile, et refusent de dissocier aide d’urgence et développement. La troisième catégorie d’ONG regroupe celles qui ont perdu, en partie ou en totalité, cette conscience politique, privilégiant sous prétexte d’efficacité, des stratégies utilitaristes et fonctionnalisantes.
Ce sont généralement des ONG très techniques, réactives, efficientes et, pour les bailleurs, d’excellents prestataires de service. A aucun moment, la dimension militante ne vient contrecarrer la recherche de la performance et du résultat. Il est parfois difficile de savoir si leur attitude est dictée par un réel désintérêt de la res publica, ou parce qu’elles considèrent que faire des discours enflammés sur les droits de l’homme sans être capables de répondre aux urgences vitales des populations est dénué de sens…
Paradoxalement, parce qu’elles ne sont pas toujours silencieuses sur ce qu’elles voient et qu’elles sont suffisamment efficaces pour être présentes sur des terrains très difficiles, elles jouent – volontairement ou non – un rôle essentiel sur la dénonciation des violations des droits de l’homme. Les récents débats sur la place des ONG humanitaires face aux demandes de témoignages de la Cour Pénale Internationale (que ce soit en RDC ou au Darfour) ont montré, qu’en dehors du CICR qui a obtenu un statut particulier protégé, l’implication directe et visible des humanitaires pour fournir des preuves à charge contre des régimes totalitaires constituaient un lourd et dangereux dilemme.
La complexité en débat
La remise en cause de plus en plus fréquente de l’universalité des droits de l’homme, tout comme les enjeux de perception et leurs conséquences en termes d’insécurité, imposent les réflexions suivantes. Le rôle des ONG humanitaires est-il de s’engager publiquement dans la promotion des droits de l’homme, quitte à ne plus accéder aux populations dont elles prétendraient défendre les droits ? Les défenseurs des droits de l’homme, dont le combat est toujours plus politique, se rendent-ils compte de la nécessité d’un humanitaire, sinon neutre, mais au moins plus à distance ? Promouvoir politiquement la paix démocratique en Afghanistan aujourd’hui, avec l’aide de certaines ONG et des équipes de reconstruction provinciale (les PRTs) peut-il se faire sans conséquences pour des populations civiles en difficulté, dont beaucoup sont sous contrôle taliban et pour lesquelles aucune solution politique ou militaire immédiate n’est prévue ? Inversement, s’occuper des problèmes de santé, de logement, d’alimentation des migrants en Europe, comme ceux de Calais par exemple, peut-il s’envisager de façon neutre, apolitique, sans prise de position sur les politiques migratoires entreprises par les Etats européens ? Assurément pas.
Ainsi donc, il est possible de concevoir la nature plurielle des relations possibles entre le monde des humanitaires et celui des droits de l’homme, de déterminer les passerelles possibles et les interactions positives qui peuvent se dégager. Possible de concevoir les frontières naturelles de l’exercice pour que l’identité de chacun soit respectée, sans nuisance collatérale aux dépens des populations pour lesquelles chaque entité a choisi de se battre. Sur le terrain, ces choix sont généralement faits spontanément et judicieusement, surtout lorsque ceux qui se battent, le font pour leurs propres droits et leur propre survie. Etre conscient des possibles mais refuser les amalgames dangereux permettra à ceux qui le souhaitent de renforcer avec intelligence la congruence de l’articulation « humanitaire – droits de l’homme ». Une articulation parfois un peu rouillée, mais dont personne n’aurait intérêt à vouloir la fracture. Préserver cette articulation délicate, sans démagogie mais au gré des contextes, relève donc d’une responsabilité collective incombant aussi bien aux humanitaires qu’aux militants des droits de l’homme.
Source : http://www.grotius.fr/humanitaire-et-droits-de-l%E2%80%99homme-articulation-delicate-ou-fracture/