Il importe de travailler dans la durée lorsque l’on veut
analyser les problèmes qui se posent et que posent les humanitaires dans
des situations de conflits armés. En effet, le passé éclaire les
difficultés du temps présent et montre bien comment l’aide à destination
de régions en crise a toujours été une ressource politique pour les
belligérants comme pour les pays donateurs. Avec Mary Anderson,
Jean-Christophe Rufin, Fiona Terry et tant d’autres, de nombreuses
études ont notamment montré que l’assistance de la communauté
internationale alimentait les économies de guerre à travers trois
principaux mécanismes.
En premier lieu, il y a d’abord les pratiques de prédation des combattants qui rackettent les travailleurs humanitaires, revendent les vivres au marché noir et volent le matériel des secouristes pour le recycler en équipements militaires. A un niveau plus subtil, plus difficile à appréhender, les opérateurs de l’aide entretiennent également les circuits commerciaux des zones de conflits armés, où ils achètent de l’essence, louent des maisons, emploient des autochtones et enrichissent les profiteurs de guerre qui, de gré ou de force, financent les factions en lice. En assurant la gestion des hôpitaux ou des écoles, enfin, les humanitaires déchargent les belligérants de leurs obligations sociales et permettent donc de concentrer toutes les ressources locales sur l’effort de guerre. Particulièrement évidents dans les pays pauvres, tous ces problèmes ne sont ni nouveaux ni limités au « tiers-monde ».
En Europe, rappelle l’historien John Hutchinson, ils faisaient déjà débat entre Florence Nightingale et Henry Dunant au moment de la fondation de la Croix-Rouge en 1863. Autrement dit, on ne peut pas les imputer à une dégradation du comportement des belligérants comme le prétend une certaine vulgate sur les soi-disant « nouvelles guerres ». En outre, ils ne doivent pas faire oublier que les enjeux politiques de l’aide ne s’arrêtent pas à des questions matérielles et comprennent aussi des ressources symboliques absolument essentielles. En effet, la représentation de la victime et de la souffrance est un outil majeur de la guerre de propagande qui consiste à diaboliser l’ennemi pour mieux l’isoler et le déshumaniser. De ce point de vue, l’aide internationale ressort bien d’une forme de diplomatie par procuration lorsqu’elle est amenée à légitimer des belligérants ou des résistants.
Pour démontrer les permanences structurelles des problèmes rencontrés et soulevés par les humanitaires aujourd’hui, il convient ainsi de travailler dans une perspective historique. Par-delà les frontières et les analyses qui, à présent, se focalisent uniquement sur les dictatures des pays en développement, il importe par exemple de rappeler l’attitude des Alliés qui militarisèrent et interdirent la distribution de secours dans les territoires occupés par les Allemands pendant les deux guerres mondiales.
Depuis la diplomatie humanitaire des Américains lors de la famine russe de 1922 jusqu’au rôle politique de l’aide au Biafra en 1968 puis au Cambodge en 1979, les cas d’étude historiques ne manquent pas. A chaque fois, l’humanitaire a été racketté, manipulé ou récupéré à des fins stratégiques, renvoyant le vœu de neutralité et « d’a-politisme » de sa version suisse et dunantiste à un objectif idéal mais inatteignable.
En tant que telle, l’instrumentalisation de l’aide n’a donc rien de fondamentalement nouveau, qu’il s’agisse de mettre en scène les victimes pour plaider la cause d’une insurrection armée et justifier une intervention militaire de la communauté internationale, ou qu’il s’agisse au contraire de valoriser l’activisme humanitaire pour se trouver un alibi et refuser de s’immiscer dans un conflit. Aujourd’hui, certains spécialistes parlent d’une « politisation » et d’une « complexification » accrues des procédures de secours dans le monde multipolaire de l’après-guerre froide. Mais leurs analyses se projettent généralement sur des temps assez courts, qui ne dépassent pas les deux ou trois dernières décennies.
Désormais galvaudé et amplifié par la rhétorique globale des organisations intergouvernementales, le concept des « urgences complexes » (complex emergencies), par exemple, est apparu dans les années 1990 et laisse croire à tort que les opérations humanitaires d’autrefois étaient plus « simples ». En réalité, l’impression d’une « complexification » politique des actions de secours signale d’abord nos difficultés à comprendre l’impact et les interactions sociales et économiques de l’aide dans des situations que, par facilité d’analyse, des chercheurs et des journalistes ont pu qualifier de « nouvelles guerres ». Elle se nourrit également de la prolifération et du fort taux de rotation des expatriés humanitaires sur le terrain, une contrainte qui handicape la capitalisation d’expérience et conduit à redécouvrir indéfiniment les enjeux et les obstacles de l’assistance internationale dans des pays en crise.
Pour mieux comprendre les changements en cours, il importe donc de revenir sur l’évolution des stratégies de secours depuis la fondation du mouvement humanitaire « moderne » avec la Croix-Rouge de Henry Dunant en 1863. Le propos est bien de mettre en évidence les éléments récurrents qui structurent et limitent les possibilités d’action en situation de guerre. Il est aussi de souligner la dangerosité du travail humanitaire, tant sur le plan physique que politique. Les opérations de secours en temps de guerre comportent une grande part de risque et, dans la longue durée, aucun indicateur sérieux ne témoigne d’une aggravation en la matière. Au regard des expériences passées, rien ne permet de soutenir que les secouristes d’aujourd’hui seraient davantage exposés à un risque de récupération politique susceptible d’entacher leur neutralité et de provoquer des représailles de la part des belligérants. La « profession » humanitaire n’est pas devenue complexe et dangereuse. Elle l’a toujours été. La remarque vaut d’ailleurs en ce qui concerne ses rapports au militaire. En dépit de la multiplication des interventions armées de l’ONU depuis la fin de la guerre froide, on a en fait assisté à un mouvement de balancier, avec des phases d’intégration totale au militaire pendant les deux guerres mondiales, suivies de périodes d’assouplissement, en particulier au cours des années 1980, heure de gloire du « sans-frontiérisme ».
Aujourd’hui, les humanitaires sont en tout cas beaucoup plus libres et affranchis des armées qu’ils ne l’ont été au moment de la création du mouvement de la Croix-Rouge pendant la seconde moitié du XIXème siècle, quand ils devaient porter des uniformes et obéir aux états-majors pour être autorisés à se déployer sur les champs de bataille. De là à imaginer une dépolitisation des secours en temps de guerre, il y a un pas que l’on ne saurait franchir. Si les humanitaires ont réussi à acquérir une certaine marge de manœuvre, ils n’en demeurent pas moins soumis à de nombreuses contraintes et risquent toujours d’être instrumentalisés par les belligérants et les Etats.
Ce qui a vraiment changé depuis la fin de la guerre froide, c’est finalement la prolifération, la globalisation, la marchandisation et l’institutionnalisation des organisations de secours qui interviennent au cœur des conflits armés, et pas seulement à la marge. De fait, les formes d’action humanitaire ont beaucoup évolué. Parmi les nombreux éléments qui attirent aujourd’hui l’attention, on retient par exemple la judiciarisation de la guerre, l’informatisation de la communication, la formalisation des appels de fonds, la certification des procédures d’assistance, l’amélioration de l’accès à des populations vulnérables, la multiplication des opérations de la paix et l’émergence de nouveaux pays bailleurs comme la Chine, l’Arabie Saoudite, l’Irlande ou l’Inde.
Fondamentalement, la massification des secours et leur plus grande visibilité médiatique ne permettent cependant pas d’affirmer que l’aide serait plus —ou moins— politique. Toutes proportions gardées, chaque acteur humanitaire, pris à l’unité, continue en effet de véhiculer des enjeux symboliques et matériels qui lui confèrent une valeur stratégique aux yeux des belligérants comme des bailleurs de fonds. D’une manière générale, l’action humanitaire se redéfinit en permanence en fonction des contraintes auxquelles elle est confrontée. Dans la durée, sa transformation tient davantage à l’élargissement de son mandat par rapport à la mission originelle du comité de secours aux blessés de guerre de Henry Dunant en 1863.
Source : http://www.grotius.fr/pour-une-histoire-politique-des-humanitaires-dans-la-guerre/
Les humanitaires dans la guerre. Des idéaux à l’épreuve de la politique, Marc-Antoine Pérouse de Montclos – Collection les Etudes de la Documentation française. La Documentation française. 254 pages, 19,50 euros. Date de parution: 6 février 2013.