samedi 3 novembre 2012

Les femmes humanitaires : entre déni et tabou

Les femmes commencent à être visibles dans le milieu humanitaire à partir des années 80 et on constate une arrivée massive dans les années  90. Au même titre que les hommes, elles s’engagent de plus en plus pour venir en aide aux populations victimes de la guerre ou de catastrophes naturelles.  Peu à peu, elles grimpent les échelons et dans les années 90 se souvient Barthold Bierens de Haan[1], les hôpitaux du CICR[2] ont été souvent dirigés par des infirmières néo-zélandaises, britanniques ou néerlandaises, plutôt que par les hommes chirurgiens en place.

action humanitaire Les femmes humanitaires : entre déni et tabou

Pourtant l’humanitaire d’urgence, fondé par des médecins hommes[3] est pétri de valeurs guerrières et d’une culture virile dans lesquelles les femmes ont dû se fondre et s’imposer. Dans les années 80, certaines missions leur étaient rarement proposées. Yannick Le Bihan, Directeur Général de Solidarités International, nous raconte par exemple que dans les années 90, pour des missions dans des pays comme l’Afghanistan, en situation de conflits où la gestion de la sécurité était une priorité, on recherchait notamment des profils d’anciens militaires.

Aujourd’hui, des milliers de femmes œuvrent à tous les niveaux du secteur humanitaire. Avec  la professionnalisation et la raréfaction des ressources humaines, une vision plus pragmatique s’est imposée, même si certains dirigeants interrogés reconnaissent que certains pays restent difficiles pour les femmes : les pays islamiques notamment ou bien ceux où existent de fortes violences sexuelles.
  
Malgré la professionnalisation des ONG, le plafond de verre subsiste

En dépit du mouvement continu de professionnalisation des ONG, plusieurs enquêtes font apparaître la sous-représentation de femmes élues dans les Conseils d’Administration des ONG. Une forme de « ségrégation verticale »[4] puisque seul 29,7 % des femmes obtiennent ces postes à hautes responsabilités, et seulement 26 % des postes de direction générale leur sont attribués[5]. On retrouve par exemple ces chiffres chez Médecins du Monde où, même si on observe plus de femmes que d’hommes parmi les employés[6], elles ne représentent que 30% des membres du Conseil d’Administration.

La réalité du terrain conforte ces chiffres puisque le même décalage transparaît. Chez Médecins du Monde en 2011 sur le terrain, les femmes sont majoritaires parmi le personnel expatrié (64 femmes pour 47 hommes) mais seules 43% d’entre elles sont salariées contre 76.5 % pour les hommes. La même année, Action contre la Faim annonçait qu’à son siège les effectifs étaient constitués à 37% d’hommes et à 63% de femmes et que ces dernières représentaient 45% du personnel envoyé sur le terrain. Or le collectif féministe La Barbe s’est invité dans la dernière assemblée générale de cette ONG pour souligner la prépondérance des candidatures masculines au Conseil d’Administration (14 candidatures sur 16).

Les femmes sont nombreuses au sein des ONG et représentent d’ailleurs une large majorité des étudiants dans les formations aux différents métiers du secteur de l’humanitaire et du développement. Toutefois, la dernière étude de l’ALNAP[7] sur le leadership humanitaire, révèle que les postes à responsabilités sont encore souvent occupés par des hommes dans les ONG occidentales internationales. Les auteurs de cette étude sont préoccupés par la difficulté de trouver des exemples de leadership humanitaire féminin et pensent qu’il faudrait une enquête complète pour comprendre quelles sont les barrières qui empêchent les femmes (recrutées au niveau national et international) d’assumer des rôles de leadership sur le terrain.

Chez Solidarités International, quelques pays étaient considérés comme plus difficiles pour la présence de femmes, et plus particulièrement lorsque le cadre d’intervention supposait que la personne serait la seule expatriée sur une base isolée, des situations relativement peu courantes. Néanmoins, lors d’une enquête entre 2002 et 2010, les statistiques montrent que les femmes ne représentaient que 30 à 40 % des effectifs sur le terrain alors que l’association avait le sentiment d’une certaine parité et n’avait évidemment aucune politique ou volonté délibérée de discrimination. Suite à ce constat, ils n’ont curieusement rien mis en place pour corriger cette sous-représentation des femmes. L’explication se niche peut être dans des stéréotypes toujours à l’œuvre.

Le déni des femmes malgré une prise de conscience grandissante

En tout cas, les femmes humanitaires n’ont  jamais voulu se sentir comme différentes des hommes sur le terrain et les femmes que nous avons interrogées se sentent très mal à l’aise sur la question d’un traitement ou d’une politique spécifique à leur égard. Elles estiment même pour certaines que s’il y a différence entre un homme et une femme sur le terrain, celle-ci est plutôt à leur avantage et qu’elles réussissent à tirer leur épingle du jeu, même dans les contextes dits difficiles pour les femmes.

Ondine Ripka, alors responsable de base pour Action contre la Faim en Afghanistan, trouve que c’était un atout d’être une femme pour négocier avec les seigneurs de guerre qui n’avaient pas l’habitude de ce type de situation. De même Rachel Scott, maintenant conseiller humanitaire de l’OCDE[8] pense qu’elle pouvait avoir un accès plus facile à certains bénéficiaires en tant que femme sur le terrain. De la même façon, Emma Laloum s’est toujours sentie considérée comme expert et non comme femme lors de ses missions avec l’OIM [9].

Toutefois, elles pensent également que le traitement égalitaire a ses limites et trouvent que « l’organisation ne prend pas en compte les différences femmes/hommes  dans la gestion de l’intimité » et que « les conditions d’hygiènes sont plus difficiles pour une femme que pour un homme ».

Nassera Butin [10] avec plus de 20 ans d’expérience terrain renchérit «  les opérations étaient pensées pour des hommes, on ne pense jamais aux produits féminins dans les plans de contingence et encore moins aux produits pour enfants si il y a du personnel en famille ».

Et y a-t-il une seule organisation qui a inclus dans son manuel sécurité un chapitre sur les risques et mesures à prendre en voyage et sur le terrain pour son personnel en état de grossesse ou ayant un projet de maternité ?

Avec la maternité, le voile se déchire

Toutes nous disent que la différence de traitement, voire les discriminations arrivent avec la maternité. Pourtant, la trentaine, l’âge de la maternité, coïncide avec le moment du repérage des talents, un temps où les carrières s’accélèrent, où les femmes, dans ce milieu somme toute relativement  égalitaire, pourraient percer le fameux plafond de verre.

« C’est le jour où j’ai eu un enfant que je me suis rendue compte qu’il y avait un problème » raconte Ondine, maintenant en poste au siège d’MSF France. « C’est enceinte que je me découvre femme » ajoute Rachel qui a plusieurs exemples de discrimination lors de ses deux grossesses. Avec le paradoxe de sa mission à Goma où enceinte de 6 mois, coordinatrice de la mission et alors que la situation sécuritaire se dégrade, elle reste en poste en staff restreint comme si elle était un homme (ou une femme pas enceinte).

Elles se reconnaissent rarement dans celles qui les ont précédées, des femmes souvent sans enfants qui ont pour la plupart tout consacré à leur carrière. Les « role models » de femmes comme les appellent les anglo-saxons, ayant réussi à concilier vie personnelle et vie professionnelle, ne sont pas encore légion dans le milieu humanitaire.

Dans ce contexte, Nassera Butin fait figure de pionnière. Dès les années 80, elle a emmené sa famille, puis ses enfants sur toutes ses missions, dans des contextes souvent difficiles.

« La vie familiale calme et soulage le stress des équipes »dit-elle. « C’est important d’avoir plusieurs espaces de vie, d’avoir une parenthèse qui coupe son activité professionnelle. Il faut rassurer les femmes sur le fait que cela se passe souvent très bien sur le terrain avec les enfants et ne nuit absolument pas à la performance sur les missions. ». Il n’y a pas si longtemps, les femmes enceintes étaient immédiatement évacuées du terrain. Aujourd’hui les ONG ont pour la plupart une politique familiale qui a au moins le mérite de poser un cadre, mais qui ne résout en rien les problèmes de parité ou la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale. La plupart des femmes humanitaires ont l’impression qu’il va leur falloir faire un choix entre un travail, souvent une passion  professionnelle et une vie de famille.

Pourtant les avantages de la mixité sur le terrain sont reconnus depuis longtemps

Dans d’autres secteurs que l’humanitaire, il a été maintes fois démontré les avantages des équipes diversifiées, qualifiées de plus créatives, efficaces avec une meilleure capacité à trouver des solutions.

La parité et la mise en place d’équipes mixtes sur le terrain permettraient de répondre de façon plus appropriée aux crises humanitaires, d’avoir une meilleure compréhension des besoins spécifiques de chaque groupe de population.

Le CICR dans son guide pratique de 2004 « Répondre aux besoins des femmes affectées par les conflits armés », souligne l’importance d’avoir des équipes mixtes pour mieux répondre à leurs besoins. Il est intéressant de remarquer que dans la dernière étude de Coordination Sud [11], on fait le constat que dans les ONG françaises, la question de l’efficacité et de la cohésion des équipes ne semble pas associée dans les esprits à des pratiques de ressources humaines volontaristes liées à la diversité et l’égalité.

Pourtant les professionnels sont unanimes. Yannick Le Bihan trouve qu’une plus grande mixité change la manière de concevoir les projets. « Les femmes s’adaptent mieux aux besoins réels des bénéficiaires sans se perdre dans des solutions parfois trop techniques ». C’est également très bénéfique pour la vie des équipes sur le terrain, « la présence des femmes apporte une meilleure hygiène de vie, un équilibre qui a des répercussions très positives dans les performances sur le terrain ».

Barthold Bierens de Haan surenchérit sur le fait que les femmes gèrent mieux leur stress et plus généralement ont une meilleure gestion des émotions. « L’intégration du monde émotionnel dans le monde réel est mieux appréhendée par les femmes. Elle vont plus souvent exprimer leur stress et percevoir celui de leurs collaborateurs ».

Un non-sujet dans les ONG 

Les femmes se retrouvent inéluctablement face à un questionnement douloureux mais inévitable. Est-ce que je veux fonder une famille, avoir des enfants ? Quelque soit la réponse,  Barthold prône pour que celui-ci arrive le plus tôt possible dans une carrière, afin de peser le pour et le contre d’un dilemme entre une passion professionnelle et le choix de devenir mère. Certaines pensant pouvoir briser le plafond de verre, reportent la maternité à plus tard, grandes peuvent être leurs désillusions… d’après les statistiques réalisées par Nassera Butin, l’humanitaire est le secteur dans lequel il existe le pourcentage le plus élevé de femmes sans enfant.

Les ONG françaises ont fait des progrès dans la gestion des compétences et des parcours, toutefois des politiques favorisant la mixité femmes/hommes, la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle, ou encore des formations sur le genre, la diversité ou le leadership sont encore un non-sujet dans la plupart de ces ONG.

Quelques vieux restes de culture machiste, malgré la professionnalisation, un statut hybride entre militantisme et activité professionnelle, une vision de court terme due à des ressources financières fluctuantes empêchent les ONG d’investir dans des politiques de ressources humaines plus innovantes car jugées coûteuses et chronophages.

Quelques pistes d’action

Les femmes sont un réservoir de talents et de compétences qu’il serait dommage d’ignorer et de voir disparaître des radars lorsqu’elles commencent à fonder une famille. Sans oublier que les hommes y gagnent aussi…

Barthold Bierens de Haan suggère que les organisations humanitaires doivent accepter de se professionnaliser véritablement, sortir des positions d’organisations militantes et idéalistes et par conséquent avoir réellement des préoccupations pour leur personnel, en termes de gestion de carrière, de formation, de fidélisation.

Et la première action serait de commencer par prendre conscience des préjugés et inégalités liés au genre. Et pour cela, il faut mettre les choses en parole, il ne faut pas les taire. Nassera Butin et Barthold Bierens de Haan préconisent une mise en parole différente pour les femmes, un suivi individualisé pour tous où les parcours de vie seraient abordés. « Aujourd’hui, ce qui est difficile c’est que tout le monde est dans le déni, les femmes comme les hommes, au sein des organisations » souligne ce dernier.

Les femmes humanitaires sont les premières à ne pas vouloir aborder ces sujets qui les ostracisent et ne veulent pas être jugées comme différentes, des sujets qui ne sont par ailleurs jamais abordés sur le terrain. Pourtant il est vital dans un plan de carrière de s’y pencher afin de ne se pas sentir piégée et de préparer un retour serein.

Dans tous les cas, une nouvelle génération d’humanitaires se profile, qui nous espérons, vont envisager la mixité dans une perspective stratégique et conforme aux changements sociétaux qui s’opèrent, en rejetant les stéréotypes et les préjugés qui empêchent d’avancer.

Source : http://www.grotius.fr/les-femmes-humanitaires-entre-deni-et-tabou/

[1] Barthold Bierens de Haan est psychiatre et a été responsable de la prise en charge du Stress du personnel terrain  du CICR de 1992 à 2002
[2] CICR : Comité International de la Croix Rouge
[3] En 1971, les 13 membres fondateurs de Médecins Sans Frontière sont des hommes
[4] Rapport d’une enquête de 2004, Égalité de genre dans les instances décisionnelles des ONG françaises de solidarité internationale, Coordination Sud, 2005.
[5] Article « La femme est-elle l’avenir de l’humanitaire?» http://humanitaire.revues.org/index769.html
[6] Au 31.12.2011 il y a 224 femmes pour 104 hommes.
[7] ANALP, le leadership en pratique : diriger efficacement les opérations humanitaires
[8] OCDE : Organisation de Développement et Coopération Economiques
[9] OIM : Office International des Migrations
[10] Nassera Butin, psychiatre, a créé et dirige le centre de débriefing PEMSCI pour anciens humanitaires
 [11] Etude des enjeux des ressources humaines pour les associations de solidarité internationale, Coordination Sud, Nov 2011